Léonard de
Vinci
La Joconde (Monna Lisa)
vers 1503-1506
Bois - H 77 cm
Quel est le lien mystérieux qui s'établit au cours du temps
entre une oeuvre d'art et son public ? Quels sont les éléments,
les motivations profondes et les secrets techniques qui peuvent expliquer que
la Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo ou l'Angélus
de Jean-François Millet soient devenus des objets d'admiration, de
contemplation -presque d'adoration- universelles, au point que tous les supports
modernes, depuis les calendriers de fin d'année jusqu'à la
publicité, les aient utilisés, parfois, jusqu'à l'excès
? L'étude du succès sans égal, depuis trois siècles,
de la Joconde de Léonard de Vinci -nommée Monna Lisa par
le public anglo-saxon- permettrait sans doute de mieux comprendre les
motivations nombreuses et complexes qui amènent les visiteurs d'un musée
à ne se souvenir que d'une seule oeuvre au milieu de milliers d'autres.
En effet, la Joconde est sans contestation possible le tableau le plus célèbre
du monde, identifié aujourd'hui totalement au musée du Louvre et même
à la notion d'art en général. Et si nous parvenions à
pénétrer dans les origines de sa création, dans ses qualités
esthétiques, dans son histoire depuis la mort de son créateur,
nous pourrions peut-être dégager des règles expliquant le
succès d'une oeuvre d'art.
Ainsi, pouvons-nous dégager quatre pistes de recherche ayant
un lien étroit avec le succès sans égal de la Joconde
auprès de son public : la personnalité marginale, fantasque et géniale
de son créateur, Léonard de Vinci (1452-1519) ; la perfection de
sa technique picturale ; les mystères, qui ne sont d'ailleurs toujours
pas résolus, de l'identité du modèle qui a posé pour
cette oeuvre ; les rebondissements de son histoire, aussi surprenants et
nombreux qu'un roman policier pourrait le permettre.
Né en 1452 dans un petit village de Toscane appelé Vinci, d'où
son nom, Léonardo da Vinci était le fils illégitime du
notaire du lieu et d'une de ses servantes, Catarina Vacca. Les témoignages
sur son physique et sa personnalité diffèrent d'autant plus que la
légende s'est installée très tôt dans les récits
de sa biographie. On le décrit parfois comme un colosse à la force
prodigieuse, capable de tordre un fer à cheval dans ses mains, et souvent
comme un jeune adolescent, efféminé et rêveur. On nous le
montre tantôt comme un homme aimant les exercices physiques et les sports
violents, tantôt comme un adolescent jouant de la lyre et chantant à
la perfection. Ses qualités artistiques durent cependant apparaître
dès son enfance, puisqu'en 1469, à l'âge de 17 ans, il se
trouve déjà depuis trois ans dans l'atelier du peintre et
sculpteur florentin, Andrea Verrochio (1435-1488). Dans l'atelier de cet artiste
célèbre, aux côtés d'autres peintres importants comme
Sandro Botticelli ou Pérugin, il apprend durant treize ans la technique
de la peinture et les secrets de l'exécution d'un tableau. Il s'initie également
aux disciplines, considérées alors comme indispensables à
un créateur : les mathématiques, la perspective, la géométrie
et, d'une manière générale, toutes les sciences
d'observation et d'étude du milieu naturel. Il s'initie également à
l'architecture et à la sculpture.
Lorsque sa formation fut achevée, il débute sa carrière
de peintre par des portraits et des tableaux religieux, grâce à des
commandes passées par des notables ou des monastères de Florence.
Mais, dès cette époque, il est très difficile -et cela se
poursuivra durant toute sa carrière- de savoir avec certitude s'il se
considère lui-même comme un peintre, un artiste pluridisciplinaire
ou un ingénieur. Les limites entre les métiers ne sont pas alors
figées comme aujourd'hui et un homme de talent peut aisément
passer d'une fonction à une autre. Alors protégé par le
personnnage le plus influent de Florence, Laurent de Médicis, surnommé
le Magnifique, homme politique et mécène richissime, qui lui
attire de nombreux clients, il est envoyé par ce dernier en 1482 à
Milan, afin de servir le duc Sforza. A cette occasion, il écrit au duc de
Milan une lettre étonnante, un véritable curriculum vitae, dans
lequel il révèle ses ambitions d'ingénieur, d'inventeur et également
d'homme de guerre : "Je peux construire des ponts très légers,
solides, robustes, facilement transportables, pour poursuivre et, quelquefois
fuir l'ennemi [...] J'ai également des moyens pour faire des bombardes,
très commodes et faciles à transporter, qui lancent de la
pierraille presque comme la tempête, terrorisant l'ennemi par leur fumée
[...] En temps de paix, je crois pouvoir donner aussi entière
satisfaction que quiconque, soit en architecture, pour la construction d'édifices
publics et privés, soit pour conduire l'eau d'un endroit à un
autre".
Plus tard, il mettra ses talents d'ingénieur au service des
villes de Pise et de Venise, des souverains de Mantoue, la famille d'Este, et,
bien sûr, du roi de France, François 1er, qui l'invitera à
venir travailler dans la vallée de la Loire, où le monarque réside
alors. Cette rare qualité d'aborder avec talent toutes les disciplines
-il sera de son vivant davantage célèbre comme ingénieur
hydraulique que comme peintre !- a étonné tous ses contemporains,
ainsi que son insatiable curiosité qui lui fit étudier sans se
lasser tous les phénomènes naturels : "D'où vient
l'urine ? D'où vient le lait ? Comment la nourriture se distribue dans
les veines ? D'où vient l'ébriété ? D'où le
vommissement ? D'où la gravelle et la pierre ? [...] D'où viennent
les larmes ?", confie-t-il aux pages de ses carnets d'études dans
une quête constante de réponses à toutes les questions
envisageables. Sa connaissance parfaite de l'anatomie, des effets de la lumière
et des combinaisons chimiques les plus complexes a évidemment guidé
sa carrière de peintre et, dès ses premiers chefs-d'oeuvre -la
Vierge aux rochers (Paris, musée du Louvre), commencée en
1483, la Cène (Milan, couvent Sainte-Marie-des-Grâces),
qu'il exécute en 1493, ou la Bataille d'Anghiari (tableau
disparu) dont il obtient la commande en 1503 après une lutte acharnée
avec Michel-Ange-, il montre à quel point ses connaissances scientifiques
et technologiques enrichissent l'exécution de ses tableaux.
Même
si ses essais techniques en peinture ne rencontrèrent pas toujours le
succès -la Cène et la Bataille d'Anghiari furent
ainsi ruinées par des innovations picturales mal maîtrisées,
qui lui attirèrent le mépris et les quolibets de certains
professionnels-, Léonard de Vinci fut célèbre pour le
niveau de perfection inégalée de ses portraits et de certains de
ses tableaux religieux, comme Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus
(Paris, musée du Louvre).
En effet, la recherche de la perfection est une véritable
obsession pour Léonard de Vinci : "Dites-moi, dites-moi, a-t-on
jamais terminé quoi que ce soit ?", gémit-il dans ses
carnets, dans lesquels il insiste fréquemment sur son désir d'égaler
la perfection de la création divine dans ses propres créations
artistiques.
Peinte sur un mince support en bois de peuplier, demeuré
très fragile -ce qui explique qu'elle soit aujourd'hui conservée
dans une vitrine-, la Joconde est une réalisation exemplaire, grâce
aux effets subtils de la lumière sur les chairs et au brio du paysage
situé à l'arrière-plan du tableau. Le modelé du
visage est étonnamment réaliste. Léonard a exécuté
ce tableau avec patience et virtuosité : après avoir préparé
son panneau de bois avec plusieurs couches d'enduits, il a d'abord dessiné
son motif directement sur le tableau lui-même, avant de le peindre à
l'huile, additionnée d'essence très diluée, ce qui lui
permet de poser d'innombrables couches de couleurs transparentes -que l'on
appelle des glacis- et de revenir indéfiniment sur le modelé du
visage. Ces glacis, savamment travaillés, mettant en valeur les effets
d'ombre et de lumière sur le visage, constituent ce que Léonard
lui-même appelle le "sfumato". Cette technique permet une
imitation parfaite des chairs, grâce à un traitement raffiné
de la figure humaine plongée dans une demi-obscurité -le
clair-obscur-, ce qui permet à Léonard de satisfaire ses préoccupations
de réalisme.
De son vivant, Léonard fut en effet surtout célèbre
pour ses capacités évidentes à imiter la nature à la
perfection et lorsque son premier biographe, le peintre Vasari a décrit
la Joconde, il insistait surtout sur le réalisme de cette oeuvre
: "Ses yeux limpides avaient l'éclat de la vie : cernés de
nuances rougeâtres et plombées, ils étaient bordés de
cils dont le rendu suppose la plus grande délicatesse. Les sourcils avec
leur implantation par endroits plus épaisse ou plus rare suivant la
disposition des pores, ne pouvaient être plus vrais. Le nez, aux
ravissantes narines roses et délicates, étaient la vie même.
[...] Au creux de la gorge, le spectateur attentif saisissait le battement des
veines." D'autre part, grâce au "sfumato", Léonard
peut atteindre un de ses objectifs artistiques prioritaires, en s'intéressant
en priorité à la personnalité de son modèle : "Le
bon peintre a essentiellement deux choses à représenter : le
personnage et l'état de son esprit", disait Léonard. Peindre
l'âme plutôt que le physique est en effet la finalité ultime
de son oeuvre et le "sfumato", éclairage du portrait par le
clair-obscur, accentue de fait les mystères d'une oeuvre : "plonger
les choses dans la lumière, c'est les plonger dans l'infini".
A ce sujet, il est important tout de même de rappeler à
quel point la question du réalisme de la représentation du modèle
est liée à l'identité de ce modèle. Et, à ce
jour, nous ne savons toujours pas si Léonard de Vinci a représenté
avec fidélité un modèle existant, s'il a idéalisé
un portrait de femme de son entourage ou s'il a entièrement imaginé
un type de femme universelle.
En ce qui concerne l'identité du modèle, toutes les hypothèses,
y compris les plus farfelues, ont été envisagées : Isabelle
d'Este, qui régnait à Mantoue lorsque Léonard de Vinci y séjourna
-nous connaissons d'ailleurs un dessin de sa main la représentant- ; une
maîtresse de Julien de Médicis ou de Léonard ; peut-être
même une femme idéale ; et même un adolescent habillé
en femme, voire un autoportrait.
Le premier témoignage concernant le modèle de la
Joconde, daté des dernières années de la vie de Léonard,
parlait du portrait "d'une certaine dame florentine faite d'après
nature sur demande du magnifique Giuliano de Médicis". Nous savons
que ce portrait avait été amené en France par Léonard
de Vinci, lors de sa venue à la cour de François 1er -et sans
doute y travaillait-il encore- mais il l'avait commencé durant son séjour
à Florence entre 1503 et 1506. Il apparaît donc vraisemblable que
le modèle, quel qu'il soit, ait pu être florentin. Plus tard, un
deuxième témoignage de Vasari décrivait le portrait de
Monna Lisa, la femme d'un gentilhomme florentin, Francesco del Giocondo. Ce
dernier, riche bourgeois investi de responsabilités politiques dans sa
ville, a réellement existé, mais la vie de sa femme, Lisa
Gherardini, née en 1479, ne nous est pas très connue. Nous savons
qu'elle avait épousé del Giocondo en 1495 et nous n'avons en fait
aucune preuve qu'elle ait pu être la maîtresse d'un Médicis.
Plus tard, un autre témoignage anonyme crée une certaine
confusion, en parlant, à propos de la Joconde, du portrait de Francesco
del Giocondo -origine des thèses hasardeuses qu'il s'agirait d'un
portrait d'homme. Un dernier texte, daté de 1625, fait enfin référence
au "portrait en demi-figure d'une certaine Gioconda", qui a donné
définitivement son titre français au tableau.
A ce jour, nous ne possédons aucune preuve définitive
sur l'identité de la femme représentée par Léonard.
En fait, il est étonnant de noter que l'on retient davantage aujourd'hui
les aspects universels du tableau -l'idéalisation évidente du
portrait, l'imagination qui a inspiré le peintre pour le paysage, l'équilibre
de la posture du modèle-, plutôt que la référence à
une personnalité ayant réellement existé. Même s'il a
peint avec réalisme un visage de femme, il est clair que Léonard
s'est définitivement dégagé des obligations de fidélité
pour rechercher une description abstraite de la figure humaine.
Ces qualités intrinsèques à l'oeuvre de Léonard,
qui aviaent déjà impressionné les amateurs et les
professionnels de l'art, n'auraient pas suffi au succès mondial de la
Joconde si son histoire n'avait pas été également
exceptionnelle.
Acquise par François 1er, soit directement à Léonard
de Vinci, durant son séjour en France, soit à sa mort, auprès
de ses héritiers, ce tableau est demeuré dans les collections
royales depuis le début du XVIè siècle jusqu'à la création
du Museum Central des Arts au Louvre en 1793. Nous savons qu'il fut conservé
à Versailles sous Louis XIV et qu'il était aux Tuileries durant le
Premier Empire. Depuis la Restauration, Monna Lisa est toujours restée
au musée du Louvre, pièce maîtresse des collections
nationales. Etudiée par les historiens et les peintres, qui la copièrent
fréquemment, la Joconde devait devenir mondialement célèbre
après son vol en 1911. Le 21 août 1911, un peintre italien un peu
fou, Vincenzo Peruggia l'avait en effet dérobée afin de la rendre à
son pays d'origine. Après une longue enquête policière,
durant laquelle on suspecta tout le monde, y compris les peintres cubistes et le
poète Guillaume Apollinaire, qui avait un jour crié qu'il fallait "brûler
le Louvre". Monna Lisa fut retrouvée en Italie presque deux années
plus tard et réaccrochée au Louvre, traitée avec les
honneurs d'un chef d'état, après avoir occupé, durant toute
cette période, les premières pages de tous les journaux du monde.
Depuis lors, ce tableau est véritablement devenu un objet de
culte, sacralisé jusqu'à l'excès.
Les deux voyages qu'elle effectua au XXè siècle, en
1963 aux Etats-Unis et en 1974 au Japon, furent des succès sans précédent,
l'oeuvre étant mieux accueillie par les foules qu'une star du cinéma.
Ces deux voyages participèrent d'ailleurs beaucoup à sa notoriété,
comme le vol de 1911, et les publics japonais et américains vouent depuis
lors un véritable culte à cette oeuvre qui séjourna
quelques semaines sur leur territoire et devant laquelle des centaines de
milliers de visiteurs défilèrent.
Un créateur
hors du commun et une technique sans faille, liés aux mystères de
son modèle et de son histoire, furent donc à l'origine d'un
engouement étonnant pour Monna Lisa qu'aucune autre oeuvre d'art
n'a connu jusqu'alors. Peut-être d'ailleurs le fait que ce tableau représente
une figure humaine, c'est-à-dire ni une scène religieuse ou
profane, thèmes toujours datés et oubliés dès que
les modes s'estompent, ni un paysage ou une nature morte, des sujets parfois
trop intellectuels, expliquent sûrement cette passion des foules. En
effet, le genre du portrait, genre directement accessible pour le public, a
toujours été populaire et Léonard lui-même, semblant
prédire déjà le succès de ce portrait, n'avait-il
pas écrit : "Ne vois-tu pas que parmi les beautés humaines,
c'est le beau visage qui arrête les passants, et non les ornements
riches...", insistant ainsi sur les mystères des échanges du
regard d'un visiteur avec ce visage étrange et souriant.
Vincent Pomarède
Conservateur au département des
Peintures du musée du Louvre