Portrait de Caspar von Köckeritz
Lucas Cranach l'ancien (1472 - 1553)
H. 0,635 m; L. 0,42 m
R.F.819
acquis en 1893 par le musée du Louvre
En liaison avec le cycle de conférences sur
Les artistes du Nord face à
la Réforme
qui se déroule à l'Auditorium du Louvre
Le département des Peintures faisait l'acquisition en 1893 chez Charles
Sedelmeyer, grand marchand d'origine viennoise établi à Paris sous
le Second Empire, de deux importantes peintures, la Pietà de Quentin
Metsys (salle 9 du circuit nordique) et un Portrait d'homme par Cranach
(le présent tableau). Cet achat était imputé sur les arrérages
du considérable legs consenti par Mme Emile-Louis Sevène
(1834-1887) au profit du Louvre. Le modèle de portrait de Cranach n'était
alors pas connu et il fallut attendre la première édition du
corpus de l'oeuvre peint de Cranach par Max J. Friedländer et Jakob
Rosenberg en 1932 pour qu'il soit identifié comme un "Herr von Köckeritz".
Une identification permise par des armoiries
Le personnage porte à l'index de la main gauche une bague
sur laquelle on distingue des armoiries (trois fleurs de lys jaunes sur fond
bleu) : les spécialistes d'héraldique allemands consultés
par Friedländer et Rosenberg y ont reconnu celles des Köckeritz (ou Köckritz),
une famille noble saxonne originaire de Meissen. Quelque cinquante ans plus
tard, l'identité exacte de ce Köckeritz devait être précisée.
On put établir qu'il s'agissait de Caspar von Köckeritz, à
cause des initiales qui surmontent les armoiries de la bague : CA V K R, soit
CA(spar) V(on) K(öcke) R(itz) - le C n'est aujourd'hui presque plus
lisible.
Caspar von Köckeritz, un proche de Luther
Ce Caspar von Köckeritz était un proche de Luther et
son rôle dans la Réforme est bien connu des spécialistes
allemands de la période (voir l'étude essentielle de Konrad von
Rabenau, 1989). Né en 1499 (ou 1500) à Seese, près de Calau
(Brandenbourg), Caspar von Köckeritz fut d'abord attaché à la
cour de Frédéric le Sage à Wittenberg (Saxe). Il épousa
en 1521 Anna von Flans, la fille d'un membre influent de la cour de
Brandenbourg. Ayant adhéré aux idées nouvelles de Luther,
il les propagea avec conviction dans ses terres seigneuriales de Seese dont il
avait hérité de son père. Le 28 novembre 1530, Luther lui dédia
sa traduction en allemand du 111ème Psaume de la Bible. Il devait vendre
ses biens de Seese en 1537 pour s'établir à Wittenberg où
il demeura en constante et étroite relation avec Luther (Wittenberg est également
la ville de Cranach). En 1543, il devint conseiller du prince Joachim II de
Brandenbourg et bailli de la région de Potsdam et ce, jusqu'en 1562. Köckeritz
mourut le 8 décembre 1567 à Wittenberg, où il fut inhumé
dans l'église paroissiale, sa femme le rejoignant le 27 juillet 1570.
A travers les archives et documents qui nous sont parvenus - notamment une
partie de sa bibliothèque léguée par son épouse à
la paroisse de Wittbrietzen - Caspar von Köckeritz apparaît comme un
lecteur attentif de la Bible et des écrits des Réformateurs, dont
Luther au premier chef ; ses commentaires manuscrits sont essentiellement rédigés
en allemand mais il emploie parfois quelques bribes de latin, preuve qu'il possédait
des rudiments de la langue des lettrés de l'époque. Par ailleurs,
sa fortune et ses biens semblent avoir été non négligeables,
ce que ne laisse pas deviner la sobriété de son apparence
vestimentaire.
La datation du portrait du Louvre par comparaison avec un autre tableau de
Cranach
Le musée de Schwerin conserve un élégant
portrait de jeune homme coiffé d'un chapeau rouge et vêtu d'un
manteau à col de fourrure sur une tunique de brocart doré, qui
porte la date de 1521 et l'indication de l'âge du modèle : 22 ans,
mais pas son identité. Konrad von Rabenau a proposé de reconnaître
dans cette effigie notre Caspar von Köckeritz : l'âge indiqué
est parfaitement compatible avec la date de naissance de ce dernier : 1499/1500,
les deux visages présentent des traits de ressemblance, la couleur des
yeux bleu foncé est la même dans les deux portraits et la bague ornée
d'une pierre précieuse au pouce gauche dans le tableau de Schwerin se
retrouve à l'identique à l'annulaire gauche sur le portrait du
Louvre. Selon Rabenau, le tableau de Schwerin pourrait être le portrait de
fiançailles ou de mariage de Caspar von Köckeritz, le pendant représentant
Anna von Flans restant inconnu. Quant au portrait du Louvre qui montre le même
personnage habillé de manière plus sobre, Rabenau propose de le
dater de 1537, année où Köckeritz rejoint Luther à
Wittenberg. Auquel cas, 16 ans sépareraient les deux tableaux, ce qui ne
nous semble guère possible quand on confronte l'âge apparent des
deux hommes. En revanche, la date de 1530, l'année où Luther lui dédie
la traduction d'un psaume, un moment fort de la vie de Köckeritz Réformateur,
est envisageable : l'homme du Louvre aurait 9 ans de plus que celui de Schwerin,
soit trente et un ans, ce qui semble plausible. Cette datation se rapprocherait
de celle proposée par Friedländer et Rosenberg qui situent le
tableau dans la fourchette 1526-1530 en se basant sur des critères
d'ordre purement stylistique.
Cranach, portraitiste des Réformateurs
Il est à peine besoin de rappeler que Cranach l'Ancien,
relayé par son atelier, a peint, dessiné et gravé à
maintes reprises des effigies des grandes figures du monde luthérien :
Martin Luther lui-même, son épouse Katharina von Bora, ses parents
et enfants, les princes et princes-électeurs de Saxe engagés dans
la Réforme ainsi que diverses figures de la noblesse, certes peu connues
de nos jours, tel Köckeritz, mais dont le rôle a été déterminant
pour la diffusion des idées et pratiques luthériennes. Le Louvre
conserve plusieurs tableaux illustrant cet aspect de l'oeuvre de Cranach : le
brillant portrait de Jean-Frédéric le Magnanime, daté de
1531, montrant le futur prince-électeur de Saxe dans toute sa superbe, et
un modeste petit tableau de l'atelier, daté de 1532, qui reprend la célèbre
effigie de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe ; on
rappellera pour mémoire le discret Portrait de fillette, qui a
toujours figuré dans la fortune iconographique luthérienne comme
représentant Magdalena Luther, fille du Réformateur, une
identification qui, hélas !, semble relever de la pure légende
(ces trois portraits sont exposés dans le cabinet 8 I du circuit
nordique).
C'est à l'évidence le Portrait de Caspar von
Köckeritz qui présente la plus grande originalité : point
de fond bleu vif ni de coloris clinquants, mais une grande sobriété,
voire sévérité dans la gamme chromatique des noirs qui
accompagne l'attitude recueillie de ce fidèle de Luther: ne tient-il pas
un chapelet, détail qui de nos jours pourrait surprendre ? Cet objet
devait être, comme on le sait, proscrit par les Réformateurs qui ne
manquèrent pas de critiquer le caractère mécanique de cette
pratique de prière et son lien trop étroit avec le culte marial ;
mais nous sommes ici dans un monde encore très ancré dans la
tradition médiévale et de tels chapelets apparaissent encore, ça
et là, dans divers portraits de l'époque, certains de Cranach,
représentant des Réformateurs, et ces chapelets-là valent
alors comme signe d'engagement religieux ; le chapelet de Caspar de Köckeritz,
formé de simples boules (d'ambre ou de buis ?) est très sobre,
tout comme le collier, les deux bagues déjà citées et
l'anneau porté à l'index gauche - tous des bijoux courants. Autant
d'éléments qui concourent ici à donner de ce seigneur saxon
l'image d'un homme tout entier voué au service de la foi luthérienne
par sa dévotion personnelle et sa retenue morale.
Elisabeth Foucart-Walter
Conservateur au département des Peintures du musée du Louvre