Tableau du mois de février

Tableau du mois n° 34
Du mercredi 5 février au lundi 3 mars 1997

Le Bas-Bréau à Chailly
Un paysage peint d'après nature en 1825 dans la forêt de Fontainebleau
par Robert-Léopold LePrince (1800 - 1847)
Don en 1996 de la Société I.D.I. (Institut de Développement Industriel)
H. 0,40 m ; L. 0,335 m
R.F. 1996-10


La récente acquisition par le département des Peintures du musée du Louvre, grâce à la générosité de l'Institut de Développement Industriel, d'un paysage peint à l'huile en forêt de Fontainebleau par le peintre Robert-Léopold Leprince (1800 - 1847) permet d'évoquer le souvenir de l'attachante famille Leprince (ou Le Prince), qui engendra trois peintres de talent, dont la notoriété a été éclipsée par des carrières trop courtes ou quelque peu marginales. La présentation de ce paysage est également l'occasion de préciser quelques notions concernant la technique de la peinture en plein air dans le premier quart du XIXème siècle, quarante ans avant l'avènement de l'impressionnisme. Les recherches de ces vingt dernières années ont en effet démontré le rôle déterminant, durant l'Empire et la Restauration, de l'engouement de certains peintres néoclassiques et des premiers romantiques pour la description réaliste de la nature, dépourvue des sujets mythologiques et religieux qui animaient les paysages depuis le XVIIème siècle.

Trois frères paysagistes

De la même manière que les générations successives de Coypel, de Van Loo ou de Vernet, véritables dynasties de peintres au XVIIIème siècle, la famille Leprince constitue une excellente illustration, au début du XIXème siècle, de la continuité des transmissions familiales de la pratique picturale et des qualités d'émulation produites sur de jeunes peintres par leur cadre familial. La carrière d'Anne-Pierre Leprince, le fondateur de cette dynastie, nous est peu connue. Nous savons avec certitude qu'il fut lui-même peintre et qu'il enseigna ses connaissances de la technique picturale à ses enfants. Quel que soit son talent, il sut déployer suffisamment de séduction et de conviction pour transmettre sa passion pour la peinture à ses trois fils, Auguste-Xavier (1799 - 1826), Robert-Léopold (1800 - 1847), l'auteur du présent paysage, et Gustave (1810 - 1837). Auguste-Xavier nous a laissé un amusant lavis, sans doute exécuté vers 1820, dans lequel nous découvrons les divers membres de cette famille.
Des trois frères, l'aîné, Auguste-Xavier, fut le plus prometteur et, malgré sa mort précoce, à l'âge de 27 ans, il a laissé une production abondante. Reçu pour la première fois au Salon en 1819, il fut un élève brillant de l'Ecole Royale des Beaux-Arts, lauréat du concours d'esquisses en 1826. Grand admirateur de la peinture flamande et hollandaise, dont la facture soignée l'a beaucoup inspiré, il fut surtout paysagiste et peintre de genre, ayant une prédilection évidente pour les vues urbaines, animées de personnages. Le musée du Louvre conserve un tableau très représentatif de sa manière délicate et de son sens raffiné de la lumière, exposé au Salon de 1824, L'Embarquement des bestiaux sur le "Passager" à Honfleur. Ses scènes de villages (Marché aux chevaux dans un bourg normand, Dijon, musée Magnin) ou ses scènes de genre (L'ordination, Angoulême, Salon de 1827) connurent un certain succès. Il peignit également quelques portraits (Pierre Leprince et Gustave Leprince, Chartres, musée des Beaux-Arts). Un de ses chefs-d'oeuvre est sûrement l'étonnant paysage montagnard acquis en 1826 par Charles X, Paysage de Susten en Suisse (Paris, musée du Louvre), peint en 1824, qui constitue un témoignage original et pittoresque de la première manifestation des "sports d'hiver" et, surtout, de l'attirance pour le "sublime" des paysages alpestres. Nous avons peu de renseignements sur le cadet des Leprince, Gustave, lui aussi paysagiste, ayant appris le métier auprès de son père d'abord, puis avec son frère Robert-Léopold.

L'oeuvre de Robert-Léopold Leprince

Né à Paris en 1800, Robert-Léopold Leprince fut également l'élève de son père, puis de son frère aîné, qui lui enseignèrent une technique solide et l'encouragèrent à peindre dans le genre du paysage. L'homme semble secret, se retirant très tôt à Chartres, où il demeura durant toute sa vie, loin des obligations professionnelles de son métier. Il a exposé régulièrement au Salon entre 1822 et 1844, obtenant même une médaille de première classe en 1824, mais interrompant ses envois réguliers trois années avant sa mort. Il a également exposé régulièrement, entre 1825 et 1845, à Douai, Valenciennes et Lille. Un intéressant portrait à la plume, peut-être exécuté par son frère aîné, nous le montre de profil, la mine sévère et l'air ombrageux. Léopold Leprince connut cependant un certain succès auprès des amateurs, à partir de 1825, avec ses tableaux à sujets savoyards, souvenirs de voyages dans les Alpes (Vue des Alpes, 1843, Chartres), et avec de petits paysages champêtres, dans lesquels il révélait une réelle virtuosité technique et un sens évident du pittoresque.

De nombreux musées français possèdent des paysages de Léopold Leprince, qui aborda le genre du paysage historique (Scène mythologique, Quimper, musée des Beaux-Arts) comme le paysage "champêtre" (Fête de village, Bagnères-de-Bigorre ; Paysage, Tours, musée des Beaux-Arts) et, bien sûr, les paysages purs, dans lesquels il excellait, peignant avec émotion sa région d'adoption, la Sarthe, dont il appréciait le calme et la variété de motifs (Paysage de la Sarthe, 1825, et Pré à Thorigni (Sarthe), collections particulières), mais aussi d'autres régions françaises, comme le prouve la jolie Vue de Royat (musée de Rochefort).

Le travail en plein air

L'enseignement classique du paysage avait dès le XVIIème siècle recommandé aux élèves la pratique régulière de l'étude de la nature directement sur le motif - "d'après nature" -, c'est-à-dire en plein air. En 1800, le grand théoricien du paysage Pierre-Henri de Valenciennes (1750 - 1800) avait résumé l'opinion des enseignants du paysage, préconisant d'emmener les élèves "à la campagne", afin de rompre les séances de copies d'après les maîtres et d'après l'antique par le travail en plein air, exécuté au crayon, au lavis, à l'aquarelle et aussi à l'huile, malgré les difficultés de mise en oeuvre technique. La finalité de cette formation était en fait la constitution, dans la mémoire du paysagiste, de références visuelles permettant ensuite le travail en atelier, sans la nature, d'après les seuls souvenirs amassés lors des séances en plein air. Pour cette génération imprégnée de classicisme, le paysage parfait devait être imaginé par l'artiste à partir de sa seule inspiration, mais il devait être crédible grâce au réalisme de la description des formes naturelles. Ainsi, les paysagistes, même quand leur formation était achevée, devaient-ils continuer à travailler en plein air, dans le même esprit qu'un pianiste effectuant ses gammes quotidiennes.
A partir de 1800, peignant en plein air plus fréquemment, souvent à l'huile et généralement sur papier - le papier étant le support le plus léger et le plus commode à ranger et transporter -, les paysagistes parisiens recherchèrent, lorsqu'il ne se lançaient pas dans des voyages d'études en Italie ou à travers la France, des lieux proches de la capitale, présentant des motifs variés et pittoresques. Parmi les nombreuses forêts qui entouraient alors Paris, la forêt de Fontainebleau, depuis le XVIIIème siècle, attirait le plus les artistes. Les peintres Bidauld, Dunouy, J.V. Bertin et Michallon furent les premiers à y travailler régulièrement, dès 1810, bientôt suivis par Caruelle d'Aligny, Paul Huet et, bien sûr, Camille Corot. Léopold Leprince fit partie de cette seconde génération de paysagistes qui peignaient vers 1825 en forêt de Fontainebleau ou dans le village voisin de Moret (Le Pont de Moret, Dijon, musée Magnin), avant l'école dite de Barbizon qui s'y développa vers 1835.
Le paysage de Leprince acquis par le Louvre est daté de 1825 et localisé par une inscription, vraisemblablement autographe, portée sur le carton qui a servi, après l'exécution du paysage, au renfort du papier : "Au bas Bréaux, à Chailly près Fontainebleau Léopold Leprince 1825. 109". On retrouve une inscription semblable au revers d'autres paysages de la même période (Vue prise à Pierrefitte, marché de l'art).
Les paysagistes, une fois leur séance en plein air achevée, rapportaient leurs études dans leur atelier et les conservaient alors plus ou moins longtemps fixées à un mur par de petits clous, afin de les étudier et, surtout, de continuer à y travailler, retouchant parfois la totalité de la surface peinte. Ainsi, le présent paysage de Leprince, visiblement exécuté d'après nature, a pu être repris quelque peu en atelier, comme le suggèrent certains détails du tableau et, surtout, les traces de clous dans les quatre coins du papier, qui témoignent, sans parler du moment de l'exécution, de plusieurs fixations. Afin de consolider leur oeuvre et de favoriser éventuellement sa diffusion, les peintres avaient l'habitude de maroufler ensuite le papier utilisé sur une toile ou sur un carton. C'est à ce stade, une fois le marouflage sur carton achevé, que Léopold Leprince, afin de distinguer ses diverses études entre elles, a dû porter l'inscription au revers de son oeuvre.

Le Bas-Bréau, à Chailly, dans la forêt de Fontainebleau

C'est donc à Chailly-en-Bière, village situé à la lisière de la forêt de Fontainebleau, à deux kilomètres et demi au nord de Barbizon, que Léopold Leprince devait séjourner durant ses voyages d'études dans cette région. Peut-être était-il installé à l'Auberge du Cheval Blanc, qui attirait alors les peintres avant qu'ils ne découvrent l'Auberge Ganne à Barbizon ? En sortant de Chailly, on pouvait pénétrer dans la forêt par un joli sentier forestier, auquel on donna le nom du lieu-dit de Bas-Bréau, et on allait ainsi au coeur des bois, jusqu'à l'actuel carrefour de Bas-Bréau. Tous les paysagistes travaillèrent dans ce lieu, les motifs de rochers et de sous-bois y étant innombrables et variés. Camille Corot y peignit de nombreuses études d'après nature, avant d'utiliser en 1835 les arbres de Bas-Bréau dans sa grande toile d'Agar dans le désert (New York, Metropolitan Museum). Narcisse Diaz de la Pena y travaillait chaque été, tandis que Théodore Rousseau choisissait une vue de Bas-Bréau pour le représenter à son dernier Salon en 1867. Claude Monet y peignit un de ses premiers chefs-d'oeuvre.
Le sens de la lumière, la virtuosité d'exécution des feuillages et la simplicité parfaite de cette étude de Robert-Léopold Leprince nous fait parfaitement comprendre comment cet artiste, à la formation et aux références classiques, se situe, au même titre que Corot, Edouard Bertin et Caruelle d'Aligny, dans le courant novateur du paysage des années 1830, qui privilégiait, un demi-siècle avant l'impressionnisme, le réalisme et la quête du "sentiment de la nature" à toute forme d'intellectualisme. Texte par Vincent Pomarède Conservateur au département des Peintures du musée du Louvre



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