Scène tirée du roman Caroline de Litchfield.

Le comte de Walstein retrouve sa soeur Matilde et son ami le baron Lindorf s'aimant enfin
Par Henry Singleton

Les bienfaits d'une exposition

C'est en 1994, lors d'une exposition au musée du Louvre sur les collections d'art britannique en France, que le sujet de ce tableau, connu depuis plus d'un siècle sous le titre vague des Deux rivaux, fut identifié par David Alexander, spécialiste de l'illustration anglaise du XVIIIe siècle. Cette information transmise à l'un des commissaires de l'exposition, Barthélémy Jobert, a permis de redonner à l'oeuvre son vrai titre, sa date d'exécution, mais surtout de la replacer, ce que l'on ne soupçonnait guère, dans le contexte romantique européen. Ce romantisme que l'Angleterre et le monde germanique devaient illustrer dès les années 1760, resta longtemps largement étranger à la France qui n'en découvrit vraiment les plaisirs et les affres qu'après l'Empire

Ce tableau peint par un Anglais, d'après le roman d'une Suisse mariée à un Français et narrant les aventures amoureuses d'une jeune Prussienne, nous transporte dans l'atmosphère raffinée de l'Europe cosmopolite des années qui précèdèrent la Révolution française. Caroline de Litchfield d'Isabelle de Montolieu est une histoire riche de coups de théâtres, écrite avec facilité et qui se lit encore avec plaisir. Ce roman fut publié en 1786 simultanément à Paris et à Londres. Son succès fut considérable et durable. On connait des rééditions jusqu'en 1835 et des traductions en anglais, en portugais, en espagnol. Le roman inspira la production de plusieurs gravures par Thomas Stothard (1755-1834). Notre tableau fut lui reproduit en couleur au pointillé par un dénommé Orme, probablement Daniel Orme (1767-après 1832). La gravure publiée par Elisabeth Walker le 4 avril 1791, permet de situer l'exécution du tableau entre 1786 et 1791.

Le roman

Il suit un cheminement complexe dont il est difficile mais nécessaire ici de résumer les péripéties. La scène que Singleton a choisie se situe à la fin du deuxième tiers du roman et marque le dénouement et le croisement de deux histoires d'amour.

Caroline de Litchfield, personnage qui n'est pas représenté dans le tableau mais qui donne son titre au roman, est la fille unique d'un ministre du roi de Prusse. Son père, désireux de l'établir et de consolider sa propre situation, la marie, sans l'avertir, à l'un des favoris du roi, le comte Walstein, encore jeune mais que des blessures anciennes ont laissé borgne et affligé d'une jambe raide. Caroline, n'osant désobéir à son père, accepte mais avertit son mari à l'issue même de la cérémonie de son aversion pour cette union arrangée. Touché, le comte Walstein accède au désir de sa nouvelle épouse de quitter le soir-même la capitale pour une retraite discrète. Là, Caroline s'éprend d'un voisin, le jeune baron de Lindorf. Bientôt amoureux d'elle, il apprend la situation de Caroline. Il lui adresse une lettre expliquant qu'il est le meilleur ami du comte dont l'attitude chevaleresque lui a fait pardonner les atroces blessures que Lindorf lui avait infligées lors d'un quiproquo amoureux. De plus, le baron est depuis longtemps engagé auprès de Matilde, la soeur de Walstein.

Caroline obtient quelque temps plus tard le divorce. Cette union inconsommée pourrait ainsi se conclure, mais les sentiments des quatre protagonistes évoluent rapidement. Caroline, apprenant à connaître celui qui était son mari, admire sa grandeur d'âme, la pureté de ses sentiments, sa bonté foncière. Parallèlement et loin de là, Lindorf et Matilde se découvrent une réciproque inclination. Ce chassé croisé de sentiments va se trouver mis en lumière lors de la rencontre fortuite des deux couples, dans une auberge. C'est le moment choisi par Singleton pour son tableau, quand le comte Walstein découvre le baron Lindorf, blessé par un soupirant jaloux, réconforté par Matilde Walstein.

"le comte [.....] s'avance, & voit à l'autre bout d'une longue chambre, une femme mise très élégamment, occupée à nouer autour du cou d'un homme, placé dans un fauteuil, un mouchoir noir, qui devait lui servir d'écharpe & soutenir un bras blessé : dans cette attitude, une main très blanche & très jolie, se trouvant près de la bouche du jeune homme il la baisait avec passion."(Caroline de Litchfield. T.II, p. 144-146)

La suite du roman se conclut par le remariage de Caroline et du comte et le mariage de Lindorf et Matilde.

L'auteur

Isabelle Pauline Polier de Bottens, baronne Isabelle de Montolieu (1751-1832) était une romancière vaudoise née à Lausanne. Elle épousa en première noce, en 1769, Benjamin de Crousaz qui mourut en 1775. En 1786, elle se remaria à un Nîmois, le baron de Montolieu, mais continua de résider essentiellement en Suisse. Son oeuvre ne compte pas moins d'une centaine de romans et de nombreuses traductions (cf. Alain Nicolier-Henri Charles Dahlem, Dictionnaire des écrivains suisses d'expression française, vol. 2, Genève 1994. Dorette Berthoud, Le général et la romancière 1792-1798 épisode de l'émigration française en Suisse d'après les lettres du général de Montesquiou à Mme de Montolieu. 1959).

Romantique et européenne, Isabelle de Montolieu tirait son inspiration de la littérature et de l'histoire de nombreux pays, concrétisant dans son oeuvre cette notion de République des Lettres chère au siècle des Lumières. Caroline Litchfield, son premier roman, fut publié simultanément à Paris et à Londres, en 1786, par Deyverdun, dont le titre de gloire était d'avoir traduit en français Les souffrances du jeune Werther de Goethe. Un autre roman, Cécile de Rodeck est imité de l'allemand alors qu'un troisième Alice l'est d'un roman de la duchesse de Devonshire. Elle traduisit de l'allemand le fameux roman de Johan David Wyss (1743-1818), le Robinson Suisse. Plus tard, Isabelle de Montolieu, en 1821, traduisit librement Raison et sensibilité et La famille Elliot de Jane Austen et publia des anecdotes sur les châteaux suisses. Cette dernière oeuvre, encore fort considérée, a été rééditée au XXe siècle. Il existe au moins deux portraits d'elle dont l'un peint probablement par Henriette Rath, peintre genevoise, a été gravé par Auguste Delvaux (1786-?). Le dessin préparatoire du graveur fut vendu à Paris le 29 avril 1926. Parmi les livres qui ornent la partie inférieure de la gravure, on lit les titres de Caroline de Litchfield et du Robinson Suisse.

Le peintre

Henry Singleton (Londres, 1766-Kensington, 1839), tôt orphelin, fut un enfant prodige puisqu'il exposait dès dix ans. Il participa régulièrement aux expositions de la Royal Academy de 1784 à 1839 et de la British Institution de 1806 à 1839 Algernon Graves, The British Institution, 1806-1867, Londres, 1908. Il fut un peintre prolifique à l'imagination fertile tirant son inspiration de Shakespeare, d'Ossian comme de Dante. Son métier à la touche rapide et nerveuse donne à ses oeuvres une vivacité assez rare chez ses contemporains. Il représente un romantisme déjà tardif en Angleterre, puisque son oeuvre ne commence que quelques années avant la Révolution française. Le Louvre possède un autre tableau de Singleton la Forêt enchantée d'après Boccace. Singleton fut aussi un illustrateur dont l'essentiel de l'oeuvre dans ce domaine est postérieur aux années 1790.

Texte par Olivier MESLAY



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